L’Eglise à l’origine de l’Etat moderne : Padoa-Schioffa
mardi 5 juin 2007
sous la direction d’Antonio Padoa-Schioffa
Traduit de l’anglais par Marie-Anne de Kisch
Texte français établi par Albert Rigaudière
PUF, 2000, 499 p.
A supposer que nous assistions en ce début de siècle au crépuscule des Etats, alors il ne faudrait pas s’étonner que la question de leur origine tarabuste les meilleurs esprits comme cela peut encore se vérifier dans les textes réunis par Antoine Padoa-Schioppa. Le professeur d’Histoire du Droit à l’Université de Milan arrive à ce résultat qui surprendra peut-être ceux qui limitent leurs investigations du politique à Marx, Rousseau, ou Locke seront peut-être surpris. Car c’est l’Eglise que l’on trouve au début de cette histoire étrange. A vrai dire, une telle origine avait déjà été subodorée par un Max Weber dans son ouvrage magistral « Economie et Société », paru en 1922. Sur cette voie qui se révèle aujourd’hui de plus en plus fructueuse, il avait même été précédé par Paul Hinschius. L’éminent canoniste allemand de la fin du XIXème siècle fut le premier à soutenir, dans sa description encyclopédique du droit canon, que le droit ecclésiastique « avait créé un magnifique corps hiérarchisé de fonctionnaires » dont l’Etat moderne devait s’inspirer.
Dans sa propre contribution, Padoa-Schioffa retrace les étapes de la construction du modèle ecclésiastique, qui passe par la montée en puissance de la papauté, déjà sensible en 494 sous le pontificat de Gélase 1er . Viendront ensuite, notamment, les Décrétales Pseudo-Isidoriennes, un faux habile fabriqué entre 847 et 852 pour affirmer la primauté du Saint Siège. Considérées comme authentiques, rencontrant un immense succès, ces décrétales furent incluses dans les principaux recueils de droit canonique des siècles suivants. Mais en ce temps-là, l’empereur est encore considéré comme le vicaire du Christ alors que le pape n’est que le vicaire de Saint Pierre. A Grégoire VII (1020-1073) reviendra de renverser cette position en affirmant que de même que l’âme est supérieure au corps et le gouverne, de même le clergé doit se situer au-dessus de l’autorité temporelle et la délivrer de la puissance du mal. Le pape s’attribue en même temps une juridiction pratiquement illimitée. Or dans la doctrine médiévale du droit, le mot juridiction recouvrait non seulement le pouvoir judiciaire mais aussi les pouvoirs législatifs et administratifs. A la même époque, les monarques temporels jouaient un rôle législatif beaucoup plus limité. La papauté frayait ainsi la voie à ce que deviendrait l’Etat complet que nous connaissons.
Il faudrait évoquer aussi la pratique religieuse du serment reprise par l’Etat. Lequel s’est à son tour transformé en une autorité confessionnelle, imposant le sacramentum religionis à ses sujets dans les pays catholiques ainsi que dans les pays protestants. La nature « sacrée » de l’idée moderne de nation, remarque à juste titre Padoa-Schioffa, est liée à cette liturgie de la prestation de serment : la formule pro patria mori a souvent été décrite comme une forme moderne du martyre. Tel est le cadre de l’action. Encore faut-il des acteurs. Ne pouvant rendre compte ici de tous les rôles qui ont été tenus dans cette aventure multiséculaire, on privilégiera l’analyse du regretté Udo Wolter. Pour l’éminent historien du droit de l’Université de Mayence, le concept central de la démocratie représentative n’est pas la souveraineté du peuple ni sa volonté, mais l’office, En effet, l’Etat moderne ne peut accomplir les tâches nombreuses et variées qui lui incombent que grâce à une division du travail. D’où l’existence d’un grand nombre d’offices. La définition et la distribution des fonctions de chaque office résultent de l’établissement des compétences.
D’autre part, si l’office remplit des devoirs qui incombent à l’Etat, cet Etat doit fournir à l’office les moyens qualitativement équivalents à l’Etat lui-même. C’est dire que l’office dispose de l’autorité (officielle) pour faire ordonner et faire appliquer tout ce qui dans les limites de sa compétence, est nécessaire à l’accomplissement de ses fonctions. Il est donc une institution, fondamentalement distincte de toute personne physique, en opposition par exemple avec la conception germanique qui voyait dans l’office un droit privé et profitable.. Par conséquent l’officier n’est en aucun cas le propriétaire de l’office, la vénalité est en principe interdite ; l’entretien de l’officier devra être garanti de manière tout à fait indépendante du revenu de l’office. Etc.
Or ce rouage essentiel de l’Etat vient tout droit de l’officium ecclésiastique, comme le démontre Wolter. Le clergé catholique apparaît ainsi comme « l’élément le plus ancien à l’origine de la fonction publique de l’Etat moderne ». Le lien personnel de l’officier avec son maître se relâche, objectivé par la restriction à une tâche définie. Il y a identité de structure entre l’office séculier et son modèle ecclésiastique. L’officier ecclésiastique jouissait même d’une indépendance que pourraient envier maints bureaucrates modernes.
Il faudrait mentionner aussi le fait que l’un des éléments essentiels de la démocratie contemporaine, à savoir le droit de vote assorti du principe de majorité et du concept de représentation, a été largement inspiré par le monde ecclésiastique. Evoquer encore la rationalisation du droit opéré par le droit canonique. Et bien d’autres sujets encore ! Le paradoxe le plus étonnant de cet enfantement de l’Etat par l’Eglise, qui aboutit souvent à des luttes farouches entre les deux glaives, c’est, si l’on en croit les auteurs de ce livre, que le principe fondamental de la séparation entre le spirituel et la temporel ne fut jamais fondamentalement remis en question Bien au contraire, il prit forme tout au long de l’époque moderne jusqu’à devenir un attribut caractéristique des Etats modernes.
Ces parallèles entre Eglise et Etat sont d’autant plus étonnantes qu’ils recouvrent une différence essentielle, évidente pour un économiste : l’Eglise n’a pas besoin de la force armée pour lever de l’argent, il lui suffit la foi de ses fidèles ! De ce point de vue, l’Etat apparaît comme une forme dégradée d’église. Une pseudo-Eglise.
Forum
-
L’Eglise à l’origine de l’Etat moderne : Padoa-Schioffa20 octobre 2007, par claude gétaz
Contrairement aux affirmations ici présentées, la notion de démocratie remonte à l’antiquité (dont Athènes fut la première fondatrice) et se transmit à l’époque moderne à travers une Renaissance (on est alors au 16e siècle de notre ère) qui privilégia le retour aux valeurs et aux sciences inventées (ou développées) par les Grecs de l’Antiquité.
Certes, on peut toujours alléguer que la religion judéo-chrétienne est à l’origine de la République (en ce sens que Jésus donne la parole aussi bien aux pauvres qu’aux riches), une République qui, après avoir été censitaire, est devenue universelle grâce à des partis libéraux (ou radicaux) dont la plupart, en 1848, se sont inspirés de Dieu au moment d’établir leur Constitution libérale.
Quant à la démocratie moderne, elle est née d’un mouvement social démocrate qui est lui-même la conséquence de la Révolution industrielle et des conséquences que celle-ci a eu sur l’économie et les rapports sociaux.
Du côté de l’Eglise, si le mouvement catholique joua effectivement un rôle important dans la démocratisation du pays (songeons à l’Italie après la seconde guerre mondiale), c’est en réponse aux mouvements fascistes qui ont dominé l’Europe en général et l’Italie en particulier, du temps d’Hitler et de Mussolini.
On ne s’étonnera donc point de voir, en Italie, un De Galtieri participer activement, en tant que tout premier acteur, à la formation de l’Europe politique telle qu’on la connaît aujourd’hui, une Europe qui s’est notamment constituée pour faire - quoi qu’on dise - contrepoids au développement du communisme à l’Est.
Pour en revenir à l’Eglise, si celle-ci a effectivement évolué depuis un Moyen Age qui la voyait, à cette époque, condamner au bûcher quiconque contestait ses dogmes ou son ordre, c’est principalement sous la contrainte d’un siècle des Lumières qui, avec ses philosophes, a fait entrer l’humanité dans l’ère moderne (une ère qui débuta, sur le plan économique, par la Révolution Industrielle, et, sur le plan politique, par la chute, brutale ou progressive, de la monarchie de droit divin - elle-même étant supplantée soit par une monarchie constitutionnelle, soit par la république).
Ceci dit, la démocratie moderne est véritablement née après la seconde guerre mondiale, accompagnant d’un côté la suppression des anciens régimes tyranniques (à l’exception du communisme dans les pays de l’Est), et de l’autre la gestion de rapports économiques et sociaux fondés désormais sur la négociation et le partage, dans le cadre d’un Etat social-démocrate, ou démocrate-chrétien, ou de tout ce qu’on voudra, Etat qui est en train de voler en éclat aujourd’hui sous l’effet d’une mondialisation qui prétend, au nom de la loi du libre marché, répartir les ressources de manière le plus efficiente qui soit.
Quant aux Eglises chrétiennes, elles se trouvent confrontées, aujourd’hui même, non seulement à l’opposition de mouvements extrémistes qui naissent et se développent à l’intérieur même des trois grandes religions monothéistes actuelles, mais à la montée de mouvements mi-religieux mi-philosophiques (songeons au New Age) dont les membres se rencontrent essentiellement parmi la classe bourgeoise et cultivée de la société moderne.
Ceux-là se tournent vers d’autres religions ou pseudo religions (spiritisme, ésotérisme, etc) car ils ne trouvent plus, auprès des Eglises officielles, des réponses plausibles à leurs aspirations ou préoccupations profondes.
Claude Gétaz
-
L’Eglise à l’origine de l’Etat moderne : Padoa-Schioffa24 juin 2007, par alain BoublilSi j’osais m’inviter dans un débat qui me dépasse certainement, je dirais que la Chine n’a pas suivi cette voie. L’Empereur a reçu "mandat du Ciel" pour administrer le pays et a construit une bureaucratie qui lui survit quand celui-ci a perdu ce mandat et que sa dynastie a été renversée. L’Etat est donc en Chine une nécessité naturelle pour que la vie en société se développe. Pourquoi en serait-il différemment en Occident ? D’ailleurs l’administration de l’Empire romain n’est-elle pas un autre exemple, laquelle certes n’a pas connu la me^me fortune que l’administration chinoise... ? Alain Boublil.